Partie. Elle était partie.

Alice sentit ses jambes vaciller sous le poids des remords qu'elles peinaient à porter. Ses phalanges tâtonnèrent, cherchèrent, trouvèrent le dossier d'une chaise contre laquelle elle s'appuya. Ses lèvres rosées laissaient échapper bon nombre de murmures étouffés, de prières barbares et d'étranges injures. Un seul mot revenait cependant ponctuellement. Non. Le refus de voir, de comprendre. Rose était partie. Ses doigts glissèrent et ses genoux heurtèrent le sol en un bruit mat. La douleur parcourut ses cuisses et, tétanisée, Alice glapit. Doucement, elle se sentait partir. De nombreux fourmillements parcouraient ses membres en une douce et écoeurante étreinte. Elle n'avait pas été préparée au décès de ses parents, ni même à la simple idée de prendre en charge un être aussi impétueux que sa soeur cadette.

Quelques années plus tôt, elle s'était laissée emporter par la tornade des émotions qui avait balayé sa raison, ne se donnant pas le temps de remettre de l'ordre dans ses idées. Si elle s'était accordée une minute de réflexion, la folie l'aurait sûrement saisie. A cette époque, alors qu'elle avait obtenu la garde de sa soeur, elle ne pouvait pas se le permettre.

A dix-huit ans ou à vingt-trois ans, elle n'avait rien d'une mère. L'ancienne poufsouffle avait toujours fait de son mieux mais rien ne semblait suffisant aux yeux de ses pairs. Ils ne la blâmaient pas, ô non. Sa maladresse se distinguait, certes, facilement mais sa bonne volonté apaisait les mauvais esprits. Sauf celui de Rose. Rose n'avait aucune envie d'être apaisée. Et maintenant elle était partie. La fraîcheur du plancher raidissait la pulpe de ses doigts. Ses larmes roulaient le long de ses joues. Quelques unes moururent à la commissure de ses lèvres tremblantes. Elle n'était pas une mère. Alice battit des cils. Elle ne l'avait jamais été. Alice hoqueta, le corps secoué de spasmes. Au loin, elle put percevoir plusieurs coups administrés à l'entrée, au rez-de-chaussée.

Prudemment, elle releva son petit corps gaîné de tissu blanc. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Elle franchit les escaliers d'un pas lent et se dirigea par la suite jusqu'à la porte, posant une main inquiète sur la poignée.

D'un coup sec, elle la tourna et la tira vers elle, dévoilant ainsi l'identité du visiteur nocturne. Alice plissa les paupières et reconnut les traits du visage tourmenté de Clive Burgess-Holmes. Elle esquissa un pas en arrière, les phalanges toujours fermement crispées autour du bouton. Un lourd sanglot déchira le silence de la nuit. Alice tendit le bras et saisit le veston de son ami. Elle l'attira dans la librairie et, d'un geste leste du poignet, referma la porte derrière eux.

« On vient de me prévenir que Rose n'était pas allée à Poudlard. » Elle se tut un moment et reprit. « Je...je viens de leur envoyer un courrier. Je leur ai dit que...qu'elle était partie en Australie, chez l'une de ses tantes. » Alice hocha la tête avec conviction, parlant plus pour elle-même que pour son interlocuteur. « On a une tante en Australie. Oui, on en a u- »
« On va la retrouver. » L'interrompit Clive en saisissant les épaules de son amie. Alice tituba et s'effondra dans ses bras.
« Personne ne doit savoir, Clive...personne. » Bredouilla Alice en s'accrochant à la veste de son ami. « Ils vont penser que c'est une traître, ils vont...ils vont la tuer. J'suis pas prête à la perdre. »

Clive hocha la tête, posant son menton sur le haut du crâne de son amie. Il réfléchissait. Alice pouvait le sentir. Depuis des années, elle l'avait côtoyé et il était devenu l'un de ses plus proches compagnons. A la mort de ses parents, il l'avait aidée à s'occuper de Rose les premiers mois avant de lui accorder un semblant d'émancipation. Clive défit son étreinte et repoussa l'ancienne Poufsouffle.

« Je vais vérifier les endroits où elle a l'habitude d'aller. » Déclara-t-il d'une voix douce. « Elle sera de retour à la maison demain au plus tard. » Un craquement sonore retentit et Clive disparut. Alice passa le dos de sa main le long de ses lèvres entrouvertes d'où s'échappaient de nombreux soupirs saccadés et effrayés.

« C'est inutile. » Murmura-t-elle inutilement.

La jeune femme s'adossa au comptoir et se laissa glisser jusqu'au sol. Elle enroula ses genoux de ses bras et posa son front dessus. Ce n'était que le début de la fin, le commencement d'un désespoir qui n'en finirait pas. Rose ne reviendrait pas. Elle était têtue, ce que Alice avait toujours essayé d'atténuer – sans succès, mais elle se battait pour la justice. Un terme bien compliqué que l'aînée des Hudson n'arrivait pas encore à définir – en des temps aussi sombres, qui pouvait distinguer le bien du mal ? La vengeance de la justice ?

Au fond, Alice en voulait à Rose. Elle la blâmait pour tous les maux qui la tourmentaient, la tiraillaient jusqu'à rendre l'ensemble de ses muscles endoloris. La souffrance physique était insoutenable mais cette sensation de deuil l'était encore plus. Elle avait perdu sa petite soeur et personne ne devait le savoir. Elle continuerait à la préserver, même de loin, des crises du monde de la sorcellerie. Cette protection ne pouvait garantir sa sécurité. Rose était seule, dehors, à se battre. Alors qu'elle était à peine âgée de dix-sept ans. Sa jeunesse était un atout ainsi qu'une faiblesse, un terrible fardeau. Alice ne pouvait rien faire, hormis attendre son retour ou bien l'annonce de son décès.

Vivre, c'est espérer et attendre, a dit Etienne de Senancour. Jamais une seule phrase ne fut aussi criante de vérité que celle-ci.