Présence de anti-héros et de personnages ambivalents.
A la définition classique du héros, porté par ses seules aspirations idéalistes, les personnages des films noirs opposent une vulnérabilité qui les rapproche du spectateur. Le film noir se propose de désacraliser la notion même du héros. Le héros noir a plutôt les caractères d'un anti-héros. Il évoque l'homme ordinaire, un personnage plongé dans un univers hostile (urbain et criminel), soumis à la tentation et aux prises avec une situation dramatique.
La Rue Rouge de Fritz Lang (1945). Ce n'est pas un héros, il est soumis, vit dans une maison où le portrait de l'ex-mari de sa femme est encore accroché. Il cuisine en tablier peu masculin. Il n'a rien d'un héros mais tombera sur une femme fatale qui le poussera au crime.
Le personnage principal du film noir était un anti-héros. Il se retrouvait souvent dans des situations inextricables, voire parfois désespérées. Il subissait des rossées répétées. Il lui arrivait également d'être vaincu sévèrement pendant un court laps de temps comme Bogart victime d'un empoisonnement dans "Le Faucon Maltais".
Si le gangster des années 30 était un battant finalement abattu, l'anti-héros du film noir n'était plus, lui, qu'un chien battu.
A la différence des films policiers traditionnels qui présentent les enquêteurs comme des hommes droits, courageux, et intègres, et les gangsters comme des individus sans scrupules, les personnages des films noirs sont pétris de contradictions.
Leurs mobiles restent souvent obscurs. Leurs comportements peuvent paraître déconcertants pour le spectateur qui ne peut plus se reposer sur les repères de la morale traditionnelle pour interpréter leurs agissements et leurs pensées.
On peut difficilement se projeter dans un personnage, s'identifier, on n'arrive plus à identifier un héros.
Le violent de Nicholas Ray (1950). Tandis qu'il raconte comme s'est déroulé un meurtre, il arrive presque à prendre le contrôle du corps de son ami, manquant de lui faire reproduire le même crime.
Bien que l'intrigue repose le plus souvent sur une investigation criminelle, les films noirs privilégient la description psychologique des personnages plutôt que la résolution des meurtres.
Par l'importance qu'ils donnent à l'exploration de la psychologie criminelle, ils se distinguent fondamentalement des films de gangsters, plus attachés à la narration d'une action.
Le Grand Sommeil d'Howard Hawks (1946).
Le film noir trouve dans les concepts psychanalytiques freudiens une importante source d'inspiration. Aux Etats-Unis, le grand courant de vulgarisation des théories psychanalytiques (connues depuis les années 20) se situe dans les années qui précèdent immédiatement la naissance du film noir.
Leur large diffusion thérapeutique, qui date environ de 1935, se prolonge après 1945 auprès du grand public par la presse et la radio. Les films noirs ont, en quelque sorte, accompagné ce mouvement : par la mise en scène de séquences oniriques, de phénomènes d'amnésie, du sentiment de culpabilité.
La Maison du Docteur Edwardes d'Alfred Hitchcock (1945). Un médecin veut partir à la retraite mais le docteur qui devait le remplacer meurt. Enquête pour trouver qui l'a tué, soupçons sur un homme amnésique. Enquête psychanalytique à travers les rêves du personnage.
L'ambivalence morale, la violence criminelle, la complexité des situations et des mobiles font naître un sentiment d'angoisse et d'insécurité chez le spectateur, créant un malaise spécifique qui est la marque du film noir américain.
Ainsi que le dit Al Roberts dans "Détour", "un jour, le destin ou quelque force mystérieuse pointe son doigt sur vous ou sur moi".
Victime de cette force, les protagonistes de l'univers noir constituent une catégorie fort variée : obsessionnels ou avares, aliénés et retranchés dans quelques coins obscurs ou affrontant l'envers du miroir, ils n'échappent pas à cet instant où le destin "pointe son doigt".
Mettant en jeu diverses émotions, l'amour fou peut conduire à un acte d'imprudence décisif, sciemment commis, par lequel le héros perd le contrôle de lui-même - et comme Steve Thompson, dans "Pour toi, j'ai tué" reste dès lors seul avec sa complainte : "Tout s'était dès le début ligué dans un même sens. C'était dans les cartes, ou c'était le destin.. Appelez ça comme vous voudrez".
Ombres portées en forme de barrière, il n'y a pas d'issues pour les personnages, ils sont pris au piège, en cage, en prison, étouffés. Les personnages ne s'en sortiront pas, ils seront attrapés, emprisonnés, tués.
Le Démon des armes de Joseph H. Lewis (1949).
Les mains qui tuent de Robert Siodmak (1944).
La dame de Shanghaï d'Orson Welles (1946).
La conclusion du film est rarement bonne, ou alors on ne sait pas trop quoi en penser.

Le privé et la femme fatale.
Le privé.
Le détective privé devient le protagoniste n°1 du film noir. Sam Spade, Philip Marlowe, Nick Charles.. prirent la place du policier municipal. Contrairement à ce dernier, ils exigeaient des salaires élevés. Ils étaient amenés à se compromettre bien souvent avec la pègre pour accélérer leur enquête et ainsi devançaient les représentants de l'ordre qui les traitaient alors - mais seulement pour un cours instant - de criminels. Leur efficacité en faisait des véritables professionnels de la théorie du meurtre. Pour un peu - pour une femme - ils pouvaient passer à la pratique. Mais le genre leur substituait in extremis le "hired gun" (tueur à gage).
Le détective privé est un homme sans appui. Chasseur solitaire, il n'est intégré à aucune organisation. Il est souvent représenté seul dans la pénombre de son bureau.
La définition du détective privé par Dashiell Hammett est fortement liée aux valeurs américaines d'individualisme. En ce sens, le détective apparaît comme le protecteur des valeurs de la libre entreprise. De la même façon, Philip Marlowe ou Sam Spade incarnent un certain nombre de valeurs (honnêteté, sens moral, individualisme) ; ils ne reconnaissent aucune autorité et suivent un code de conduite qui leur demeure personnel.
Comme le roman noir, le film noir fait le constat dérangeant d'une société dans laquelle la frontière entre le bien et le mal reste mal définie : la police n'incarne plus forcément le bien, et le hors la loi le mal. Le personnage du détective privé se situe sur cette marge : ni le policier, ni le gangster, il se caractérise..

La femme fatale.
Rita Hayworth dans Gilda et La dame de Shanghaï.
Ava Gardner dans The Killers.
Lauren Bacall dans Le grand sommeil et Passagers de la nuit.
Gene Tierne dans Laura et Shanghaï Gesture.
La femme s'émancipe de son rôle de femme au foyer pour devenir une femme au travail, faisant marcher l'économie américaine tandis que les hommes sont partis faire la guerre.
Pour la première fois, les femmes investirent en grand nombre le monde du travail. Femmes au foyer, secrétaires, vendeuses des grands magasins, toutes se transforment en "cadres" portant des pantalons et allant à l'usine. Elle pris même l'apparence d'un homme. Soudain, les femmes inspiraient de la crainte ; c'étaient des usurpatrices dotées d'une liberté toute neuve qui, non seulement les soustrayait au foyer ou à la scène, où elles pouvaient être surveillées, mais les rendait aussi "libres" de moeurs que les hommes. Le GI devait se soucier de sa petite soeur, de sa femme, de sa fiancée. Avec de l'argent en poche, les femmes pouvaient partir en chasse.
La femme au portrait de Fritz Lang (1944). Apparition de la femme fatale. Homme respectable, attiré vers un portrait, il passe ensuite du portrait à la véritable femme, qui arrive comme par hasard. Est-elle aussi innocente qu'elle en a l'air ? Dimension magique de la rencontre. Le sort de l'homme est scellé, sa vie a basculé.
Dans la femme au portrait, Fritz Lang offre de l'instant où se joue le destin une vision caractéristique de l'univers noir. Richard Wanley tient l'arme avec laquelle il a tué Mazard, l'amant d'Alice Reed. C'est la rencontre tout à fait fortuite avec cette ravissante femme fatale qui entraînera Wanley vers l'appartement d'Alice - et vers le meurtre qui sera sa perte. La statuette sur la cheminée fait écho à la beauté classique de la jeune femme, que rehausse le contraste de la robe noir avec la blancheur de la peau. Son reflet dans le miroir au fond souligne la duplicité d'Alice et en la rapprochant de la figurine, démultiplie érotique. Wanley apparaît ici visiblement asservi : à genoux devant la femme, il lui tend l'arme comme une offrande. Son propre reflet dans le miroir présage de la double vie qu'il sera contraint de mener pour échapper à la police.
La dame de Shanghaï d'Orson Welles (1946). Jeu de miroirs, multiplication de la femme.
La femme fatale appartient souvent au monde de la nuit : chanteuses de night-clubs, de casinos, hôtesses ou mannequins. Sa représentation classique la dote d'une abondante chevelure flottant librement comme une crinière, d'une robe moulante accentuant ses courbes, fumant une cigarette dans une pose à demi allongée. Elle est une séductrice au pouvoir maléfique, tentatrice et corruptrice, sachant user de son charme pour manipuler les hommes. Elle utilise sa sexualité comme un instrument de pouvoir sur l'homme qu'elle a choisi d'exploiter et de dominer : le privé apprend à lui résister, tandis que le loser se condamne parce qu'il lui cède. Son premier écart est la tentation de l'adultère, qui souvent l'amène à l'instigation de meurtres dont les conséquences seront tragiques pour elle-même ou pour ceux qui l'approchent. Elle forme avec l'homme un couple explosif, promis à un destin tragique.
Gilda de Charles Vidor (1946). On joue sur le cadrage pour suggérer la nudité, la sensualité. On voit l'ivresse mais sans être sûr qu'elle l'est, et elle cherche l'infidélité, autre interdit du code Hays. Elle est la tentatrice. La moralité gagne sur la femme fatale qui met le désordre : elle finit mal, meurt.

3. Style visuel du film noir.
Film noir et mise en scène.
La mise en scène varie d'un réalisateur à un autre, il y a cependant des clichés que l'on retrouve.
Le cadrage.
La caméra est normalement frontale dans le classique. Le film noir tente de briser cela, créant un cadrage dérangeant, incliné, oblique, donnant un autre regard sur le monde, montre l'instabilité, le tourment du héros. Déstructuration du cadrage. Créer une atmosphère oppressante et symbolique. Plongée écrase les lieux et personnages. Rentre le cadre difficile à lire pour briser le rapport à l'espace. Points de vues inhabituels, image travaillée de façon symbolique. Contre plongée très présence face aux figures d'autorités, face aux méchants.
La profondeur de champ.
Ne pas confondre avec la profondeur "du" champ. C'est la zone de netteté dans l'image, non la taille de l'espace. On travail la profondeur de champ pour pouvoir montrer que l'image est nette de l'avant plan à l'arrière plan, donnant plusieurs lectures possibles. On peut avoir deux situations dans une même image, que l'on associera. On peut avoir une grande profondeur de champ, niée par des barreaux.
Le montage.
Montage nerveux, avec des transitions très cut, peu en douceur. Raccords perturbants, discontinuités. On joue sur les contrastes, on peut avoir un gros plan suivi d'un plan général qui perturbent l'oeil. On travail le suspense avec des plans séquences.

Le style visuel du film noir américain.
Façonné par des chefs opérateurs aux origines multiples, le style noir se caractérise par une photographie sombre en noir et blanc. Cette photogénie nouvelle et économique se développe dans le Hollywood des années 4°. S'appuyant sur des techniques héritées du muet, le film noir fait primer les scènes nocturnes et les contrastes violents. Si son esthétique varie selon les studios, producteurs ou les époques, le film noir a la particularité d'insister sur la symbolique des éclairages et des compositions pour traduire une tonalité "noire". L'adjectif noir renvoie à l'atmosphère dominante du genre, qui vaut pour le récit et pour l'image.
Noir et blanc.
Association du noir et blanc à la réalité. Cf Jessie Martin avec Le magicien d'Oz de Victor Fleming (1939) et Le portrait de Dorian Gray d'Albert Lewin (1945).
L'éclairage.
Spécificité du film noir. C'est ce qui développe le style du film noir.
Le film noir se singularise par un usage intensif de la semi-obscurité (dû à un éclairage low key), au moment où la majorité des productions hollywoodiennes usent d'un éclairage abondant, homogène et dédramatisé.
L'esthétique noire du genre qui voit vite ses héros évoluer dans l'ombre et les contrastes violents. L'éclairage cru du film noir durcit les traits et confère aux personnages féminins une photogénie nouvelle.
Lumière symbolique, à travers l'ombre, on véhicule des idées. Meurtre à lieu dans l'ombre, est indirect. Ou lumière qui se dirige sur un personnage.
Les avantages économiques du style noir.
Le choix du style s'accommode bien des restrictions budgétaires de l'après-guerre. Si le corpus de films noirs produits par de grands studios avec des budgets A et des castings prestigieux reste important, le coût de production d'un film noir est moindre, comparé à la plupart des genres hollywoodiens. Beaucoup de films noirs ont pu être tournés avec de petits budgets de série B, privilégiant une approche..

Un décor privilégié : la ville.. la nuit.
La cité sans voile. La ville est un personnage à part entière, qui se métamorphose la nuit venue. Plus inquiétante, ou liée à la joie. Evolution dans la représentation de la ville. Au début, ce n'est que du studio, mais vers les années 50, les moyens vont se développer pour pouvoir filmer directement dans les rues.
La ville et ses symboles.
La ville est le personnage principal, avec ses symboles. On utilise ce qui fait la ville, ses spécificité. Ville dans laquelle on se perd. On se perd soi même dans les dédales de rues.
Importance des néons, des lumières. C'est une ville éclairée qui continue d'attirer le regard même la nuit, les vitrines sont éclairées la nuit, phares des voitures. Atmosphère particulière.
Travail des ombres portées pour multiplier certains personnages, les rendre menaçants, plus puissant que d'autres, qui se retrouvent encerclés.
Rues désertes ou remplies de monde, éclairées ou sombres. Esthétique de la rue, de la nuit.

Quelques unes des photographies les plus crues des paysages urbains nocturnes sont dues à Arthur Fellig, plus connu sous le nom de Weegee, qui rôdait à la nuit tombée dans les rues de NY à la recherche des scènes à sensation. Son travail se double d'une dimension sombre et scandaleuse que ne possédait pas les photographies des bas-fond d'un Walker Evans. C'est cette école du "sang du trottoir", cette vision des rues introduite par Weegee que décrivirent Hammett ou Chandler dans leurs romans, que peignirent enfin Edward Hopper.
Drug Store d'Edward Hopper (1927).
Les bas-fonds de Frisco de Jules Dassin (1949).
Nighthawks d'Edward Hopper (1942).
Ecrits par Weegee, le commentaire qui accompagne ces images n'est pas sans évoquer la voix-off, souvent sardonique, des films noirs. Et les légendes possèdent parfois la saveur acerbe d'un Raymond Chandler 5. Ainsi, dans le chapitre intitulé "Meurtre", Weegee note sèchement : "Fauteuil pour un meurtre. L'événement s'est produit à Little Italy. Les détectives ont tenté de questionner les gens du voisinage.. mais ils étaient tous sourds.. muets.. et aveugles.. n'ayant rien vu, rien entendu".
Joy of Living de Weegee.

D'un cinéma de studio à une esthétique semi-documentaire.
Sorte de reportages, film la ville presque caméra sur épaule, mise en scène plus réaliste, crue.
Si l'on retient du film noir son univers citadin, la présence de la ville à l'image est relativement tardive. Jusqu'à la fin des années 40, la ville reste peu montrée à l'écran, mais son rôle est important en ce qu'elle est puissamment évoquée comme le théâtre du vice, de la corruption et du meurtre.
Plus ou moins présente à l'image, la ville donne néanmoins lieu à une iconographie typique du film noir, costumes et accessoires renvoyant aussi au monde citadin de la nuit.
Le crime était presque parfait de Michael Curtiz (1947).
La Rue Rouge de Fritz Lang (1945). Personnage fait accuser de meurtre et condamner à mort un autre personnage. Il va alors vivre dans la culpabilité. Côté fantastique des néons plonge le personnage dans la folie. Il entend des voix, celles de femmes qu'il a tuée/accusée.
L'apparition de la ville à l'image se fait plus massive avec le développement du tournage en extérieurs à partir de 1947..