“ They're only broken bones „
Version 2.0 d'une histoire que j'avais déjà posté (sous un autre pseudo) sur un forum aujourd'hui fermé mais qui existe encore. Si vous tombez sur quelque chose de très ressemblant, ce n'est donc pas un plagiat
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Dix-huit ans.
Elle avait dix-huit ans, la comtesse du Devonshire. Respirant la joie de vivre, elle illuminait la propriété de sa présence encore enfantine. Elle avait des airs de petite madone avec ses anglaises blondes et ses grands yeux d’émeraude. Des gestes de femme, de noble même, elle qui n’avait aucun titre avant d’épouser le comte. Elle a appris avec une rapidité si étonnante que tous en ont oublié qu’elle restait une enfant.
Elle avait dix-huit ans ; elle est morte ce matin.
L’accoucheuse – encore une lubie de ton père – n’a même pas eu le temps de déposer son fils, son nouveau-né, au creux de ses bras. Pourtant, elle semblait tellement heureuse, la petite comtesse. Si fière d’avoir conçu un héritier aussi vite après son mariage, dès sa première grossesse. Elle n’aura même pas eu le bonheur de contempler son petit garçon. Et il ne portera pas le prénom qu’elle avait choisi pour lui, le comte le trouvant indigne de son rang et ne souhaitant en aucun cas que quelqu’un lui rappelle encore cette mésalliance, contractée sur un coup de tête. Un coup de sang, plutôt. Celui des premiers émois.
Bienvenue au monde, Caliban. Tu es comte, à présent. Héritier d’un homme qui ne pose qu’un furtif regard sur toi avant de quitter la chambre.
La capitale avait toujours eu un charme particulier, sous la neige. Les flocons virevoltant dans les airs semblaient un ballet irréel qui rendait idyllique la grisaille de l’hiver. Même le cercueil de bois sombre s’en trouvait magnifié, dans une esthétique morbide qui le fit frémir.
Resserrant sa cape autour de son frêle corps, Caliban se força à reporter son attention sur le petit homme vêtu de noir qui officiait ce jour-là en la chapelle St John. Terne et soporifique, il aurait anesthésié le chagrin le plus lourd. Pourtant, à chaque fois que son regard effleurait le caveau familial, le jeune garçon avait l’impression que son cœur tombait en morceaux au fond de son estomac, ne laissant dans son sillage qu’une traînée rougeâtre qui dégoulinait le long de sa cage thoracique.
Il avait à peine dix ans et il se retrouvait déjà orphelin. Oh, pas de père, malheureusement. Pas celui de sang, tout du moins.
A cinq ans, Thomas avait été contraint de quitter son Devonshire natal pour rallier la capitale et s’installer auprès d’un oncle jusque-là inconnu. Les trois premiers jours, l’enfant avait amèrement regretté ses insubordinations répétées envers son géniteur, dont l’indifférence lui paraissait bien plus supportable comparée à la rigidité de son logeur.
Découvrir la bibliothèque avait suffi à le faire changer d’avis. Dans le Devonshire, il n’avait jamais eu droit qu’aux ouvrages que le comte jugeait utile pour son apprentissage, soit de longs traités soporifiques sur la royauté et autres biographies d’ancêtres si éloignés que personne n’était même plus sûr qu’ils aient vraiment appartenu à la lignée. Auprès de son oncle, il découvrit la beauté de la littérature, le pouvoir discret mais surpuissant des mots et passa des heures au milieu des in-folio, avec pour seule compagnie un verre de bourbon, boisson à laquelle son parent l’avait initié dès son arrivée, au plus grand mépris de son jeune âge.
Il avait passé les meilleures années de sa courte existence en compagnie de ce grand monsieur et voilà que celui-ci décédait mystérieusement, sans que rien n’ai pu laisser supposer la tragédie. Et en voyant le regard avide que son géniteur avait posé sur le drôle de bout de bois que son oncle portait toujours à la ceinture, Caliban avait compris que la fatalité n’était pas à blâmer, cette fois-là.
A présent, campé devant le cercueil du seul adulte qui lui ai jamais témoigné d’affection, Caliban serre les dents pour ne pas pleurer et se tient résolument droit. Ne pas flancher. Ne pas laisser le chagrin et la douleur prendre le pas sur sa volonté de faire choir son géniteur.
Enfin, il avait trouvé ! Après près d’un an de recherches, Caliban avait enfin découvert le pouvoir effrayant qu’offrait la baguette de son oncle, celle-là même qui avait causé sa mort prématurée. Il savait. Et il allait pouvoir se venger de cette nouvelle perte qui lui avait valu bien des peines puisqu’il était décidément digne de son parent au point d’hériter de ses aptitudes. Il allait expier ses drames, apprivoiser ses propres dons et prouver à son géniteur qu’il était puissant, qu’il aurait mérité bien plus qu’un sermon annuel, débité d’un ton glacé.
Rejetant le parchemin – arrivé de Poudlard le matin même –, qui lui avait offert cet inestimable secret, le jeune homme se releva et quitta la vieille bibliothèque de son oncle d’une démarche animale, une lueur folle dans le regard. Il allait le tuer.
La défaite avait été cuisante. Sans même avoir pu frôler son géniteur une seule fois, Caliban avait été réduit en bouillie et laissé pour mort au beau milieu de la route. Et la haine avait embrasé son corps meurtri. Vague destructrice déferlant sur les dernières traces d’humanité dans son cœur.
Douleur infernale.
Suffocant, il était resté allongé sur l’asphalte des heures durant, recroquevillé autour des ruines de son être. Il avait pensé mourir, espéré même, mais ses membres avaient fini par être de nouveau agités de soubresauts de vie et il lui avait fallu se redresser, comme à contrecœur.
Le feu avait continué à étreindre ses entrailles, lui offrant la force de se tenir debout malgré le piètre état de son corps. Puis la flamme s’était éteinte, lentement, comme soufflée par une brise hésitante. Ne restait que la mémoire de l’horreur, les cendres du comte Caliban. Une enveloppe corporelle qui cachait à la perfection le vide derrière le masque d’aristocrate. Désormais, il n’était plus que River, cet enfant mort-né en même temps que sa génitrice, celui qu’il aurait dû être si elle avait eu la force de survivre. River, le monstre pétri de haine, désireux de se venger. Pas seulement de son père mais de toute cette Humanité qu’il méprisait.
La traque commençait.
Une décennie.
Cela faisait une décennie qu’il avait tué le comte. La chaleur poisseuse du noble sang continuait pourtant de réchauffer sa chair glacée, comme les râles d’agonie faisaient encore trembler de joie son cœur maudit. Vendu aux Ténèbres. La seule solution qu’il avait entrevue pour éliminer définitivement son géniteur dans les plus brefs délais. Un simple mouvement de poignet, une incantation ancestrale prononcée du bout des lèvres et il avait fait le premier pas sur la voie des Mages Noirs. Bientôt, la puissance avait coulé dans ses veines, effaçant les dernières traces de peur et achevant de le transformer en tueur. Chacun de ses doigts – magiquement entraînés par un sort répugnant – avaient brusquement renfermé une force surhumaine et il n’avait eu qu’à les appuyer délicatement contre la frêle nuque du comte pour la briser.
Sa vengeance accomplie, River se serait cru rassasié. Mais la soif de sang n’avait fait que croître, ses entrailles se tordant de bonheur dès qu’une potentielle victime approchait. Et il s’était mis à commettre des meurtres comme les humains prennent des inspirations pour survivre. Chaque mise à mort était différente, dépendant de sa proie comme de son humeur du moment. Mais il n’était jamais propre. Il détestait les assassinats magiques, ceux qui ne laissaient aucune trace de la monstruosité du coupable. Il avait besoin d’entrailles fumantes, de râles de souffrance. Et de sang. Toujours plus du précieux liquide vermillon qui coulait le long de ses bras, colorant son pâle épiderme.
Etait-il jaloux ? Lui dont l’organisme était devenu indestructible depuis qu’il avait éparpillé son âme, comme le voulait les antiques croyances sorcières ? Quelle que soit la blessure, il pouvait guérir. Plus vite que n’importe quel être au monde. Même les plaies les plus profondes, les fractures les plus graves, n’avaient pu avoir raison de lui. S’il répugnait à utiliser la magie, il ne pouvait nier la fascination qu’elle exerçait sur lui depuis qu’il avait fouillé dans ses plus sombres arcanes. Contrairement aux « bons » thaumaturges, il n’avait guère à se soucier de la plupart des limites de cet art et en venait parfois à se penser immortel. Peut-être brisait-il ses congénères pour se rappeler sa triste condition d’être humain ?
Il s’était interrogé durant des années, des siècles lui semblait-il. Et puis, sans qu’il puisse le prévoir, il avait été pris d’un désir violent de purifier les péchés qu’il avait commis. Besoin impérieux de contrecarrer ses propres pulsions. Et il avait brutalement décidé de ne plus se servir de sa baguette magique que pour les tâches les plus banales. De ne plus jamais céder à cette envie irrépressible de se plonger dans les Ténèbres et de croire à leur douce illusion d’infaillibilité. Sauf que le feu n’a jamais cessé de brûler au fond de lui et qu’il le sait. Alors il essaie aussi de ne plus prendre de risque, de ne pas insister lorsque sa victime se débat trop… Mais, aussi surpuissant qu’il puisse se penser, il est incapable de lutter contre ses propres besoins et la situation actuelle ne lui offre que trop d’occasions d’y céder. Alors, quand sa soif de sang devient insupportable, il s’y abandonne en fermant les yeux. Et se force à ne penser qu’à ce qu’il imagine avoir été les belles anglaises de la petite comtesse du Devonshire.